Temps géologique.
Nous nous étions donné rendez-vous au « Gros Caillou »
Il y a 140 000 ans les sursauts de froid de la glaciation du Riss ou Riβ ont repoussé les hordes de Néandertaliens loin des Alpes. L'énorme glacier du Rhône dépassait parfois les 1000 mètres d'épaisseur.
De haute Maurienne et haute Tarentaise des blocs de quartzite triasique métamorphique avaient été arrachés des cimes et transportés sur 200 kilomètres à l'allure de l'avancement des glaciers.
Sur un front de moraines, le Gros Caillou s'était posé là.
Rennes, élans, bouquetins trouvaient leur pâture plus à l'ouest, plus au sud, une ressource pour Aïal et sa tribu.
Le Moustérien, une grande époque, Aïal parle de culture. Homo sapiens ne parvenait encore qu'en petites troupes du sud en éclaireurs, sans grande menaces.
Sur les bordures calcaires proches de la mer, des ours des cavernes se disputaient des abris sommaires, des isthmes nouveaux permettaient des passages jusque là fermés par les flots.
C'est ainsi que quelques un des plus intrépides remontèrent vers le nord, fatigués des coquillages, des moules à leur menus, ils sont partis aux trousses de grands cervidés.
« Rendez-vous au Gros Caillou ! » m'avaient-ils dit, leurs mains en porte voix, pressés de ne pas perdre les traces fraîches sur les sables de la rivière.
Le « Gros Caillou » j'y étais, au bout du bout sur le Boulevard de la Croix-Rousse, vers l'est, je voyais le Mont Blanc.
J'ai fermé les yeux, 140 000 ans, Aïal a du m'attendre ?
J'ai du marcher trop lentement, là-bas les troupeaux se sont éclaircis, Ursus spelaeus a délaissé les cavernes, Neandertal s'est réfugié dans des îles géographiques devant la pression démographique de sapiens.
Consanguinité, épidémie, conflits, disparition des ressources?
Certains pensent que des amours sont nés, entre eux, en quête de gênes nouveaux pour une survie incertaine.
Quel sang coule dans mes veines, d'où me vient cet amour des grands espaces, du vent, du chant des oiseaux, mon envie de suivre les drailles sauvages, ma façon de caresser le rugueux des pierres, de voir des formes dans les nuages, mes rêves de mousses et de cascades, les songes prémonitoires, les peurs inconsidérées, le chemin des étoiles ?
Il ne viendra sans doute plus, je vais prendre un pot au café qui surplombe le Rhône.
Assis à une table de bistrot, mon voisin possède des arcades sourcilières proéminentes, il a épilé la barre de poils sombres entre les deux yeux, un chapeau de feutre noir est rabattu sur son visage, il semble engoncé dans un manteau en poil de chèvre angora, trop chaud pour la saison. Une écharpe de soie de Lyon cache son cou étroit, il tente de croiser ses doigts épais, sa large main balaye le formica et fait tomber les quelques miettes sur la terrasse que deux pigeons intrépides viennent aussitôt picorer.
« Aïal ? »
« Oui et toi, c'est Pierre ? »
« Caillou, hibou, chou. »
« Pierre, ciseaux, papier. »
Il a fait les gestes convenus avec un sourire, c'était le mot de passe.
« Qu'est ce que tu bois, une pression ?
« Un ballon de Beaujolais plutôt, tu partageras bien une assiette d'andouillettes avec moi ? »
« D'accord, mais je paye ma tournée, je te dois bien ça. »
Trempant ses lèvres dans son vin rouge, prenant plaisir à chaque gorgée, la pointe de la langue venait parfois lècher sa moustache, Aïal se mit a me raconter son voyage, les longs hivers, puis la lente fonte des glaciers, le fleuve et ses flots impétueux empêchant toute traversée et ce Gros Caillou toujours là comme pour dire que le temps n'est pas le même pour tous.
« Et dire qu'on m'a donné le nom de Neandertal, un certain Neumann du XVII ème siècle a donné son nom a une vallée où mes anciens cousins venaient se réunir pour des cérémonies funéraires.... « la Vallée de l'Homme Nouveau », drôle de nom pour une espèce disparue, et puis vous êtes arrivés avec vos outils, vos alliances, les yeux plus grands que la bouche, décimant les troupeaux, rasant les forêts pour y semer vos herbes que je ne digère pas bien, vos maladies à virus inconnus.... »
Que lui répondre ?
On allait se revoir, Aïal marchait lentement mais d'un pas sûr, il a descendu les quelques marches pour s'asseoir, le regard vers l'est face au Mont Blanc inchangé.
Je suis allé m'asseoir a ses côtés et j'ai posé mon bras sur ses larges épaules.
Il n'a pas versé de larmes, moi si.
Espalanade du Gros Caillou , Lyon 69001 et 69004