De l’hospitalité de la forêt. Où Cervantès devance Rousseau.
Ce Quichottinier « milenario » comme nous l’a décrit un Sancho de
passage lors de notre voyage en Espagne se trouve aux sources du Guadalquivir. Un géant que les Quichottes de tous bords laissent tranquille, car nul ne peut l’approcher avec armures et casque
fut-il de Mambrino.
Rossinante et la mule furent laissées près du bassin, le licol autour d’un acacia faux robinier habité par un écureuil gris espiègle qui leur lançait des glands sur la croupe.
« Notre héros reçut des chevriers un bon accueil ; et Sancho, ayant accommodé du mieux qu’il put pour la nuit Rossinante et son âne, flaira et découvrit, au fumet qu’ils répandaient, certains quartiers de chevreau qui bouillaient devant le feu dans une marmite. Il aurait voulu, à l’instant même, voir s’ils étaient cuits assez à point pour les transvaser de la marmite à son estomac ; mais les chevriers lui en épargnèrent la peine. Ils les tirèrent du feu ; puis, étendant sur la terre quelques peaux de moutons, ils dressèrent en diligence leur table rustique et convièrent les deux étrangers à partager leurs provisions. »
Suite à la frugale bombance, don Quichotte, donneur de leçons reprend Virgile dans les Géorgiques, 1.I, Ovide et le Tasse pour chanter l’âge d’or.
« Heureux âge, dit-il et siècle heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer , se recueillait sans peine à cette époque fortunée, mais, parce qu’alors ceux qui vivaient ignoraient ces derniers mots, tien et mien ! En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs. Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses. Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur. Les lièges vigoureux se dépouillaient d’eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l’inclémence du ciel. »
Entre chênes lièges et eucalyptus, au-delà des oliveraies à perte de vue de la Sierre de Cazorla le « Quichottinier millénaire » des sources du Guadalquivir dispense encore son ombre bienfaisante dans le silence de sa fraîcheur, un murmure à peine audible semble dicter encore des mots de sagesse au Cervantès en herbe qui daigne s’asseoir à son pied pour un songe de tantôt caniculaire.
Extraits : « Don Quichotte de la Manche » , Cervantès Chapitre XI