L'Ampoulpe.
Son nom résonnait dans ma mémoire comme une vieille légende Bretonne. Entre la
peur des nuits de brouillard sur les grèves, les récits des « Pêcheurs d'Islande », récifs redoutables, cris des marins lors de la mise à l'eau des doris, mon imaginaire ne savait plus
trop si j'avais à faire à l'ombre ou la lumière des torches portées sur les cornes des bœufs d'un naufrageur.
L'Ankou et sa charrette, ses roues grinçantes, le Kraken des eaux de la
lointaine Thulé sous son masque de glace, le sourire figé du Léviathan ont peuplé mes lectures d'adolescent.
C'est dans cette humeur là que je suis monté au grenier essuyer la poussière de
la pile de « Jules Verne » (métonymie) attendant d'être ouverts par un enfant avide d'aventure, du moins encore une fois, peut-être une dernière fois ?
« Mobilis in mobile »
J'ai passé ma main sur la poutre de la vieille maison afin de toucher des
doigts, ce qu'à 12 ans j'avais gravé de la pointe de mon Opinel, voulant transformer ma cachette en bibliothèque du Capitaine Nemo, et sa collection de curiosités
marines...
...il n'y manquait que l'électricité.
Il m'a été facile de retrouver « 20 000 lieues sous les
mers ».
L'édition illustrée de Hetzel, sa tranche rouge, ses dorures d'un autre siècle
irradiaient d'une aura que même aveugle j'aurais reconnue. Mes doigts ont suivi la couverture bleue, les fils d'or. Le signet de soie rouge était à la même page.
« Vous connaissez la composition de l'eau de mer. Sur mille grammes on trouve
quatre−vingt−seize centièmes et demi d'eau, et deux centièmes deux tiers environ de chlorure de sodium ; puis. en petite quantité, des chlorures de magnésium et de potassium, du bromure de
magnésium, du sulfate de magnésie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s'y rencontre dans une proportion notable. Or, c'est ce sodium que j'extrais de
l'eau de mer et dont je compose mes éléments. »
« Rappelez−vous seulement ceci : je dois tout à l'Océan ; il produit
l'électricité, et l'électricité donne au Nautilus la chaleur, la lumière, le mouvement, la vie en un mot. »
Vingt Mille Lieues sous les mers, Jules Verne. Chapitre XII − Tout par
l'électricité.
Les choses ont-elles changées ?
Les argonautes modernes, explorateurs des abysses venaient confronter Jules
Verne dans son illumination : la vie vient de l'océan.
Une expédition océanographique Japonaise a filmé pour la
première fois ce qui n'était encore qu'une légende, au plus, un cadavre parfois repêché dans les filets d'un chalutier industriel, tentacules mutilées par les hélices monstrueuses de la
technologie : le calmar géant en chair et en os (de sèche) pour une fois.
J'ai eu vite fait de retrouver les gravures en noir et blanc à la pointe fine
de Hildibrand.
L'équipe du Nautilus était montée sur le pont afin de couper à la hache les
gigantesques tentacules de l'« Hydre de Lerne » qu'Homère décrit dans son Odyssée, Ulysse la combat à l'épée.
« Ulysse à l'âme si endurante décida d’affronter cette créature diabolique. Ses
amis et lui se protégèrent le visage pour ne pas respirer le poison. Ils sortirent leur épée du fourreau et s’avancèrent vers l’Hydre en la brandissant. Ils réussirent tout d’abord à embrocher ce
monstre abominable à plusieurs reprises, mais à chaque fois qu’ils parvenaient à trancher une des têtes, deux autres repoussaient. Le terrible animal égorgea l’un des compagnons, ôta le dernier
souffle à un autre et broya de ses puissantes mâchoires le corps d’un troisième ! Ulysse sentit ses genoux fléchir. Comment pourraient-ils venir à bout de ce coeur impitoyable qui les menaçait
avec ses innombrables têtes ?
Ulysse, Homère.
« C'était un calmar de dimensions colossales, ayant huit mètres de longueur. Il
marchait à reculons avec une extrême vélocité dans la direction du Nautilus. Il regardait de ses énormes yeux fixes à teintes glauques.
Ses huit bras, ou plutôt ses huit pieds, implantés sur sa tête, qui ont valu à ces
animaux le nom de céphalopodes, avaient un développement double de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies.
On voyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposées sur la face interne
des tentacules sous forme de capsules semisphériques. Parfois ces ventouses s'appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce monstre un bec de corne fait comme le bec
d'un perroquet s'ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornée, armée elle−même de plusieurs rangées de dents aiguës, sortait en frémissant de cette véritable cisaille.
Quelle fantaisie de la nature ! Un bec d'oiseau à un mollusque ! Son corps, fusiforme et renflé dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt à vingt−cinq mille
kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrême rapidité suivant l'irritation de l'animal, passait successivement du gris livide au brun rougeâtre.
De quoi s'irritait ce mollusque ? Sans doute de la présence de ce Nautilus, plus
formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules n'avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalité le créateur leur a départie, quelle
vigueur dans leurs mouvements, puisqu'ils possèdent trois cœurs ! Le hasard nous avait mis en présence de ce calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l'occasion d'étudier soigneusement cet
échantillon des céphalopodes. Je surmontai l'horreur que m'inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commençai à le dessiner ».
20 000 lieues sous les mers Chapitre XVIII les Poulpes. Jules
Verne.
De nature fantasque j'avais moi-même voulu dessiner le monstre, laissant la
lutte nocturne se dérouler sous les faisceaux des projecteurs du sous-marin.
« Quelle scène ! Le malheureux, saisi par le tentacule et collé à ses ventouses,
était balancé dans l'air au caprice de cette énorme trompe. Il râlait, il étouffait, il criait : A moi ! à moi ! Ces mots, prononcés en français, me causèrent une profonde stupeur ! J'avais donc
un compatriote à bord, plusieurs, peut−être ! Cet appel déchirant, je l'entendrai toute ma vie !
L'infortuné était perdu. Qui pouvait l'arracher à cette puissante étreinte ? Cependant
le capitaine Nemo s'était précipité sur le poulpe, et, d'un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d'autres monstres qui rampaient sur les flancs
du Nautilus. L'équipage se battait à coups de hache.
Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une
violente odeur de musc pénétrait l'atmosphère. C'était horrible. »
20 000 lieues sous les mers Chapitre XVIII les Poulpes. Jules
Verne.
Pliée, à l'endroit où je l'avais mise voilà 48 ans j'ai retrouvé
« l'Ampoulpe » qui avait hanté mes nuits, peinture à l'eau, immobile me fixant de ses yeux de spectre .
Un hybride bionique avant l'heure, un Prométhée venu des Enfers apporter la
Lumière à l'Humanité.
Par quelle magie les animaux des grandes profondeurs maîtrisent-ils la
lumière ?
Phosphorescence, luminescence, fluorescence, autant de phénomènes que
j'ignorais. Comment, loin du soleil, cette mystérieuse alchimie venait-elle éclairer les abysses sombres de nos mers ?
Il est là devant moi à me regarder de ses yeux rouges, menaçant de ses
ventouses visqueuses. Je me pose encore la question sur le devenir de notre espèce.
La maîtrise de l'énergie ! Des visionnaires comme le Capitaine Némo en ont
emporté le secret dans leur tombeau sous le volcan de « L’Île Mystérieuse ».
PF le 16 janvier 2013 pour l'arbre à mots « Ampoulpe » un mot de JillBill.