Une trace.
Il s'est penché au sol afin de coller son oreille sur la trace.
« 1 personne seule, un homme lourdement chargé d'un sac à dos qui est passé il y a 37 minutes 24 secondes. »
Je n'en revenais pas, descendant du Peuple Algonquin, Œil de Lynx aussi appelé Grandes Zantennes pour son ouïe fine était le trappeur le plus recherché dans ce « Petit Canada » où la forêt épaisse était parcourue par de nombreux coureurs des bois de tout acabit, affairés dans ces paysages blancs pour divers motifs parfois peu recommandables : fièvre de l'or, commerce des peaux, contrebande de spiritueux, trafic d'armes, chasseurs sans permis, éclaireurs et porteurs de missives secrètes, cartographes espions et géologues en quête de gaz de schiste, taxidermistes indélicats.
Après une minute d'observation notre trappeur nous en dit plus sur ces indices dans la neige somme toute assez maigres.
« 74 kilos avec un sac de 23 kilos, il débute une arthrose de hanche gauche, il avance sans bâton et va en direction de la Coche. Célibataire sans enfant, il vient du territoire d'Usquekwana car ses raquettes rondes ont une bonne prise latérale. »
Je me tais, Grandes Zantennes, ferme les yeux, hume le vent, je veux en savoir plus sur notre inconnu.
« A midi, il a pris un repas léger : pain, charcuterie, sa gourde était remplie de bon vin rouge. »
Œil de Lynx était intarissable, une goutte dans la neige, détails insoupçonnables à mes yeux de néophyte. Sans que je pose la moindre question, il me raconte la vie de l'auteur de ces traces : son enfance solitaire, son père absent, la mère et la grand-mère solidaires à ravauder les chaussettes, transformer les draps usés en torchons. Cheveux noirs mêlés de gris, la longue moustache couverte de givre qu'il a fait tombé d'un revers de manche lourde.
Adossé contre un Douglas solitaire comme un chamane en transe, Œil de Lynx poursuit :
« 43 ans, il lui manque une pré-molaire sur le maxillaire supérieur, la lippe jaunie comme ses doigts d'une longue habitude au tabac gris roulé à la main. »
L'homme dont on n'ignore que le nom a fait une longue pause, il s'est avancé près d'un bouleau pour en arracher quelques lambeaux d'écorce afin de pouvoir au soir allumer son feu avec facilité.
L'homme mystérieux aux dires de notre trappeur n'avait pas dormi plus de quatre heures la nuit passée, il avait abattu un lièvre variable la veille, une odeur de poudre flottait encore dans les écharpes de brume accrochées aux sapins.
Comment une ombre devient-elle réelle ? Œil de Lynx avait ce don, j'aurais pu reconnaître dès maintenant cet inconnu dans une cohue urbaine.
Il est vrai qu'il est rare de rencontrer un coureur des bois en ville muni de ses raquettes aux pieds.
« Pour vivre heureux, vivons cachés . »
PF