Vie ou Survie.
« J’ai écouté l’Homme-Médecine, il a pourtant juste secoué le hochet de peau autour de mon visage tourmenté par le léger grelot d’os qui battait au rythme de mes artères, il a soufflé un peu de fumée sur mon front et dans mes narines, il a craché sa chique d’herbe vers la gauche puis il a posé sa main sur mes yeux afin d’en fermer les paupières : c’est alors que j’ai retrouvé la vue. Il a dessiné sur mes joues le signe de mon totem : deux barres rouges sous un rond blanc, les initiés comprendront.
Ce matin après la nuit de pleine lune, j’ai enfermé dans une boite une montre et une boussole.
Deux cadrans aux aiguilles inutiles dont je n’ai plus besoin.
Le temps et l’espace m’a t-il dit ne sont pas affaire de connaissance mais de sensibilité. L’homme a perdu sa relation avec la nature et le cosmos pour ne faire fonctionner que son intellect.
Relativité et théorie quantique ne sont plus au goût de mon jour ni de mes nuits dailleurs.
Ce matin dans une boite bleue marine, j’ai enfermé le temps et l’espace au pied d’un chêne.
Au début c’est difficile, on perd son chemin, on se réveille trop tard ou en pleine nuit. On va ramasser des framboises en février, on sème en octobre des potirons, on vit à l’envers en quelque sorte.
Puis on commence à regarder le soleil.
On lève le nez pour sentir le sens du vent.
Au coucher on regarde vers l’est où en est la lune dans ses phases.
Plus tard on marche en regardant le tronc des arbres, les traces sur le sentier. On s'allonge dans l'herbe afin de ne pas être surpris par un voyageur importun.
Il n’y a plus ensuite qu’à se laisser porter par son instinct. On vole parfois. On nage dans l’eau opaque sans besoin de respirer. Les longues algues vertes t’enlacent comme des amantes assoiffées. Tu es sevré.
On sait que l’on sait.
On sait qu’on à encore beaucoup à apprendre.
L’ignorance devient une richesse.
On se fait humble devant une baie, pas la mer, mais une cornouille, une alise, une fraise des bois, une myrtille, un gland, une châtaigne.
On prend dans le creux de sa main l’insecte intrépide qui est venu s’y posé, on lève le doigt en faisant le vœu qu’il s’envole. Au brame on sort en sachant qu’un grand mâle est à la lisère et t’attend.
Puis le temps s’arrête, la vie devient le jour le jour, on oublie de se raser. Le village se fait distant et on ne croise plus personne dans les bois. A genoux dans une combe tu renifles la senteur de la mousse, tu prends l’argile dans tes mains pour t’en barbouiller le visage.
Le soleil craquelle la terre sur tes joues et au bord de l’étang quand l’eau est miroir tu ne te reconnais plus, tu es l’ours, le renard, le loup, le chevreuil.
Quand tu lapes sous la cascade rafraîchissante tu te rends compte que tes habits ne te servent plus à rien, tu as maigri, tes os deviennent branches, tes ongles sont griffes pour creuser une fosse ou ta mère t’attends tendrement pour un sommeil éternel. Tu es grizzli, tu dors tout l’hiver ou bien tu ne dors plus, tu n’as jamais été autant éveillé, ton esprit plane au dessus de la forêt que tu connais par cœur, la terre n’est plus qu’un point bleu dans une lumière noire qui t’aveugle avant de disparaître . Tu sais que tu n’auras jamais plus besoin ni de pain ni de vin, mais d’une autre sorte de communion encore moins substantielle.
Le vent caresse les frondaisons, une plume blanche s’accroche au buisson, un pinson picore une sorbe d’un rouge sanguin, il n’a besoin ni de montre ni de boussole. Les seules aiguilles sont celles du pin. »
Ce sont les dernières nouvelles de l’Aubergiste qui sont parvenues au village, comme une rumeur, la légende s’est répandue. Nul ne sait si la mort l’a touché où plus mystérieusement encore, s’il est passé au-delà des apparences.
25. Le « Dit » de la Sylve d’Emeraude
VI.Dispersion.1Vie ou Survie.