L'oubli.
Qu'importe l'aventure, les péripéties que les uns et les autres ont vécues sur les routes ou les sentiers.
Qui entendra les récits compliqués qui s'allongent passé minuit quand les chandelles meurent et brunissent la sellette avant de s'éteindre ?
Qui lira ces pages jaunies oubliées dans un tiroir de bureau sous des objets désormais inutiles ?
Qui raconteras encore devant un verre à moitié vide cette histoire de la Sylve d’Émeraude alors que le petit public sera endormi sur son coude au bord d'une lourde table de chêne. Les dernières braises crépiteront dans la cheminée et le rêve à la cadence presque monotone du compte et de l'énumération sera revenu fugace. Dans les premiers temps oublié, puis des images feront surface ; des flashs, des réminiscences. Un voile de couleur sur une boule de cristal muette.
Il y aura bien une petite voix chevrotante venant du coin de la cheminée. Il se pourrait qu'un acteur de théâtre fasse vibrer ses puissantes cordes vocales penché sur le lit d'un enfant malade (provisoirement il faut espérer que ce ne soit qu'une indisposition passagère) en lisant ces lignes presque effacées. Le petit fera semblant d'avoir peur, il fermera les yeux pour ne pas voir la chute du Nain dans le puits, le bras levé de l'Elfe de Terre emporté par les masses d'eau d'un torrent impétueux.
Sur le drap blanc, il suivra lentement avec son doigt le chemin dans la neige, les plis se feront collines, ses genoux sous la couette se feront montagnes et pics.
Dans le sous bois derrière la maison, la première neige a déjà façonner son histoire, les petits animaux ont fait leurs traces. Ce qui était jusqu'alors invisible depuis le printemps prend soudain la dimension d'une épopée. Peu importe le nom des personnages, c'est comme dans une recette, tu peux allègrement remplacer la noix muscade par le gingembre, le sel par le glutamate, la poirée par un poireau, le vin rouge par un blanc sec, c'est selon ce que tu trouves dans ton placard quand loin de l'épicerie, des invités arrivent à l'improviste.
Le bûcheron est rentré du bois, il a ouvert le livre au hasard, Martin est au travail, Inlandir est planté dans la neige, Islandine coule de source, le Nain n'a toujours pas été découvert et on ne connaît pas encore l'identité secrète de l'Aubergiste.
Une page est cornée.
C'est sans doute là que le dernier lecteur a laissé le récit, à moins que le marque-page qui dépasse plus loin en soit le commencement ? Mais les pages sont blanches, l'auteur n'a pas encore écrit la suite et pourtant tout l'été ses personnages se sont promenés, l'Enfant a grandi , il marche... un bien grand mot , il trottine, mais sa mère a le temps. Pour l'instant Yorik a laissé son petit monde dans une clairière près d'une grotte à côté d'une fontaine chantante. Des grappes de fruits mûrs s'épanouissent sur la façade sud et chaude de la falaise. Rien de bien succulent, des nèfles, des poires Saint-Martin, une lambrusque.
Pat le Traqueur au devant de son groupe suit des yeux le tournoiement d'Izaz le Vautour, il lui parle, les circonvolutions de son vol sont un vocabulaire plus signifiant que les pattes de mouches trouvées dans le tiroir de la cabane par Mamma Dream.
À chacun sa culture et il n'est pas dit que les civilisations du livre aient le dernier mot, il ne sera sans doute pas confirmé que les traditions orales n'auront pas d'histoire. Qui trouve t-on dans les livres d'histoire ? Les riches, les puissants, rois et reines, présidents, assassins, Ravaillac aux côtés d'Henri IV, financiers, banquiers et voleurs , les Talleyrands et les éminences grises, de lâches Fouquets qui déjeunent au Fouquet's. Les petits grillons comme Jiminy sont des consciences souvent absentes dans les Carlton et Crillon. La maison de pisé de ma voisine tombe en ruine, les ronces recouvrent déjà les monticules de terre mais une rose fleurit encore dans son jardin, elle l'a plantée il y a bien longtemps , elle est plus belle que les dalles de marbre blanc et les gisants de Saint-Denis.
Alors, à quoi servirait-il de se souvenir de tous les noms de cette histoire ?
Goûtez-les comme une oublie craquante mais qui fond dans la bouche, une noix de Chantilly sur un expresso brûlant. L'Auberge est fermée , il ne sera donc pas question de se retrouver autour d'une table pour une conclusion.
Il me faudra sans doute ouvrir enfin la carte et voir où ils en sont. Les rêves des uns, des unes et des autres se sont envolés dans les nuages. Dans le cortex de leurs cerveaux en ébullition, il a été difficile de suivre les chemins oniriques d'Inouk, les chants de Zorha, le mouvement des lèvres muettes de Lifeline, la danse des mains de Tupinamba, les messages télépathiques de Razazel (entre parenthèses personne n'a encore pu me dire si c'était un ange, un elfe ou un extra-terrestre, peu importe il débarque dans l'histoire.) C'est lui qui va décrypter les traces laissées ce matin dans la neige : petites pattes de souris, traînée d'une queue d'oiseau ou de rougeur, sinusoïde improbable d'un reptile au sang chaud, bonds allongés de gerboise, reptations laborieuses jusqu'à un trou noir et profond mais tout de même garni de brindilles d'herbes, de poils, de feuilles mortes.
Dans un vieux cageot de fruits j'ai retrouvé une partie de mon manuscrit, illisible, des petites dents en avait fait un coin douillet pour y déposer une nichée maintenant en vadrouille dans la grange. Il y a de quoi manger, racines jaunes (c'est comme ça qu'on appelle les carottes ici) et carottes rouges (c'est comme ça qu'on appelle les betteraves rouges ici.) Dans la « cabane au fond du jardin » pendues à un clou des pages déchirées ont fourni les feuillés pour les envies pressantes de l'été après les cures de framboises, groseilles et cerises grappillées sur les branches.
C'est là qu'elles sont les meilleures.
Il semblerai que l'espoir renaît, Ia dit avoir entendu des ronflements sonores à l'orée du bois, son verre est à moitié plein, elle garde une bonne dose d'optimisme.
Akiiko regarde dans le ciel ce qui grand comme une galaxie peut aussi être petit qu'un nautile, une ammonite pétrifiée. Nul besoin d'être mathématicien pour admirer la disposition en fractale des graines dans la fleur de tournesol, les rayons des cristaux de neige qui fondent ce matin dans ma main et me font encore douter de la réalité de mes rêves.
Oubliés, il me reste un verre d'eau fraîche pour me désaltérer. Il est posé sur la table ça sent bon les copeaux de bois, la paille, le crin d'un berceau. Le chenaux percé rythme de son goutte à goutte la petite chanson qui reprend dans ma tête en martelant du bout des doigts, les touches d'un clavier tempéré.
36.Le « Dit » de la Sylve d’Émeraude 4. L'oubli VIII. La Croisée des chemins.