La Yourte.
Quand le « Haïcourt » s'est approché de la crête enneigée en faisant bien attention aux corniches fragiles que le vent avait sculptées, il a jeté un coup d’œil dans le fond de la vallée. Pas de nuages, les brumes vespérales avaient été dissipées par le froid sec de la nuit. La lune pointait une de ses cornes par dessus le Col des Combes, et bientôt il allait pouvoir choisir son chemin de descente. Il n'était jamais passé par là, mais il avait entendu raconter par des anciens ce long contournement de la montagne dont les faces nord étaient encore comblées par les névés parfois très tard dans l'été. Ce n'est qu'en octobre que restaient de longues langues grises donnant encore à boire aux ruisseaux, en attendant les premières chutes de novembre et terminant ce cycle annuel dans les teintes de blancs éclatants.
Les rivières s'étaient tues dans la nuit, le froid ralentissant la fonte. D'un regard circulaire, l'enfant a parcouru l'immense vallon. Claires sur les marges les plus hautes, les pointes des sapins viraient au noir sombre dans les creux, loin, très loin en dessous.
C'est un sentiment de grande solitude qui l'envahit momentanément : le silence, le puits insondable des abîmes sous ses pieds, l'immensité du ciel étoilé, la faim qui commençait sérieusement à tenailler son estomac.
Profitant de la clarté naissante du lever de lune, sa marche fut rendue plus facile par la légère pente qui menait au point de faiblesse de la falaise. Plus bas, par des corniches dangereuses, des courbes familières indiquaient le col où, l'été, de tendres prairies accueillaient des troupeaux de moutons dociles.
Il entendait les sonnailles, l'aboiement des chiens dans l'obnubilation de sa fatigue, le rassemblement en paquets épars des fortes têtes toujours en quête d'une herbe plus verte ou plus tendre sous les contreforts du plateau, la solitude des petits intrépides et curieux se trouvant isolés loin de leur mère dont les appels aigus de détresse faisaient dresser le cou. Alors, le border-collie levait les oreilles et partait comme une flèche obéissant au sifflement sec du berger. La masse crème enfin compacte se déplaçait alors avec la lenteur d'un navire vers une autre baie dans le creux des vagues de l'herbe sous un souffle de vent, une marée de laine chaude.
C'est dans cette demi-rêverie que les cris des chiens devinrent réels à transpercer les ténèbres de la combe et le tirant de l'hébétude engourdie qui avait bien faillie le gagner. Haïcourt s'est arrêté surpris d'être les deux pieds dans la neige. De longues coulées montaient à l'assaut de la forêt, du givre sur les épines des sapins indiquaient l'inversion des températures fréquente en montagne à cette saison. L'air se faisait d'une transparence de cristal quand soudain des points de lumière se sont allumés entre les doigts gourds des torrents. Par intermittence, mêlés à des éclats de voix, des cris, des appels.
Bientôt toutes les vallées s'unissant à une croisée de sentier, une confluence de ruisseaux, se garnirent de lucioles crépitantes, les chiens ne faisaient plus partie du songe de Haïcourt, il entendait clairement le bruit de leur pattes sur les dalles des rochers, son nom même devint audible.
« Haïcourt ».
« Ohé ! »
Il retrouvait de la force et c'est en grandes enjambées qu'il dévala la pente jusqu'au col, raide, entre les sapins. Il en profitait pour faire de longues glissades sans danger, retrouvant les joies de l'enfance. Une bonne odeur de feu de bois traversait les branches, confirmée par les frêles volutes de fumée signalant un foyer allumé depuis peu. La chaleur entourait déjà ses membres raides, et quelques pas suffirent à passer la petite épaule une trentaine de mètres au-dessus du col.
Les hommes montés depuis les différents accès de la forêt étaient en conciliabule sur le replat.
«He, Ho ! » « Ho, Hé ! » Pas besoin d'agiter les bras, déjà Castor le chien de sa mère était à ses pieds lui faisant des fêtes. Le jour devançant le soleil drapait de blanc laiteux sur sa gauche, une yourte de feutre dont il ignorait l'existence. C'est de là que venait la fumée maintenant mélangée à des senteurs plus substantielles : chocolat, café, pain grillé, œufs au plat.
Il a poussé la lourde porte de bois aux couleurs chatoyantes, le brouhaha des hommes venus du col se rapprochait. Rassurés, ils avaient hâte de le voir en bonne santé. Connaissant sa personnalité, ils n'étaient guère en soucis, la longue tradition de solidarité du village transformait cette expédition nocturne, en sortie festive et conviviale qui se terminait bien : on avait retrouvé le descendant d'Akiiko. La clarté qui filtrait au travers de la fenêtre de cette yourte inconnue avait tout l'air d'être des plus sympathique, chalheureuse et accueillante.
En moins d'1/4 heure tous avaient franchi le seuil de la tente. Après les accolades et les mots de réconfort, ils découvraient cet environnement nouveau pour eux.
Monté sur un billot de bois, Yorik souriant leur tendait les bras et d'un :
« Bonjour les amis servez-vous, bon appétit » les invitait sans cérémonie au petit-déjeuner.
Sautant lestement sur le plancher sonore, il les reçus ensuite un par un par de fortes embrassades.
Le « Maître du Temps » les gratifiait de ses encouragements, reconnaissant sur les visages les traits de ses anciens amis disparus n'ayant pas comme lui le don de traverser les âges, ce sont les gènes, les mimiques, les habitudes, les accents qui traversaient les siècles en une tendre alchimie d'amour. Une communauté disparate depuis « l'épopée » de la Sylve constituait un village des plus hétéroclite mais dont l’accueil et la tolérance s'était forgé une réputation bien au delà des bois et des rivières du pays.
41. Le « Dit » de la Sylve d’Émeraude.4.La Yourte. IX. Revenus les rêves nus.