« Le Mélimélodie » : ambiance Dauphinoise.
La rue était sombre le long du Quai de France, l'Isère charriait sables, branches et alluvions arrachées aux flancs des montagnes. Les pizzerias étaient déjà fermées, je suis passé devant la passerelle et les grands escaliers qui montent au Musée Dauphinois, puis l'ombre de Xavier Jouvin le Maître gantier m'a toisé de son piédestal quand j'ai dépassé l'angle de la placette portant son nom pour rejoindre la Rue Saint Laurent.
Un chat s'est mis à miauler, une légère bruine coulait sur le pare-brise des voitures, les pavés brillaient sous l'unique lampadaire de cette ruelle étroite noire et peu fréquentée. Au fond, sur la droite sous les contreforts du Couvent Saint Marie d'en Haut, une porte ouverte laissait sortir un trait de lumière forte, me guidant comme un phare. Arrivé à une centaine de mètres, un mélopée languissante s'est élevée au début comme un murmure sourd, puis les aigus d'une bombarde ont déchiré la nuit.
Le bruit sourd des sabots sur le plancher martelait mon crâne fatigué. Comme attiré par un aimant, j'ai allongé le pas pour mettre mon nez à la porte, un rideau était à moitié tiré, trois marches menaient en contre-bas, 5 ou 7 tables proches étaient alignées.
La lumière venait d'une petite scène en face, la salle, dans une pénombre de cabaret ne permettait pas de distinguer les contrastes. Tous les visages étaient tournés vers quatre musiciens qui, d'une envolée énergique et cadencée chantaient cette chanson qu'enfant ma tante nous avait enseigné en Dauphinois : « La Maria sous un poumier ».
J'ai appris depuis qu'au Moyen Age, les troubadours de langue d'Oc avaient véhiculé cette histoire de bossu qui tombe amoureux de la Maria, elle lui demande un sacrifice ultime en échange d'une promesse de mariage : couper sa bosse. La belle, joueuse ne lui rend pas son amour, le bossu reste devant comme Gros Jean sans amour et sans bosse !
J'avais soif, deux hommes qui avaient gardé leurs chapeaux de feutre se poussèrent pour me faire une place.
Sur la table, des bols de grès contenaient des noix, des chaudelets que sans doute ils avaient fait venir de Bourgoin , une pogne de Romans était entamée et sentait bon la fleur d'oranger. Dans le fond d'une corbeille couverte d'un linge, il restait quelques bugnes de Mardi-Gras. Une femme alerte en devantier noir s'est avancée pour me tendre une carte.
« Le Mélimélodie
Soirée Dauphinoise. »
Un large choix de boissons du cru : Antésite de Voiron , Chartreuse, Vin de noix, Cherry-Rocher de la Côte Saint André (pays d'Hector Berlioz), j'ai choisi un sirop Bigallet . Ensuite des plats locaux donnaient l'eau à la bouche malgré la nuit trop avancée. Il n’était pas de circonstance de commander un gratin Dauphinois, ni de s'attabler devant des ravioles du Royan. Je me suis laissé tenter par des « matefaims » .
La Maria se terminait quand toute l'assemblée s'est mise à taper du poing sur la table en criant : « La Complainte... La Complainte...La Complainte ».
Au début lente et bien frappée la vie de Mandrin défilait comme une histoire entendue pour la première fois. Nous connaissions tous les paroles, la vie du héros local. Sa maison avec une grosse tour de galets roulés domine une des rues de Saint Étienne de St Geoirs.
La vielle s'est mise en branle , les mains calleuses ont marqué le rythme, les pieds impatients suivaient en cadence.
Mon « matefaim » est arrivé épais comme ceux que nous mangions enfants, le sirop de cassis faisait passer avec plaisir la pâte moelleuse à l’intérieur où quelques tranches de pomme fondaient sous la langue. La Complainte de Mandrin était la chanson finale, un rappel le moins que l'on puisse dire endiablé nous a retenu encore un peu au chaud, «Le Mélimélodie » allait fermé.
Je me suis avancé vers le comptoir pour payer mon écot, la caisse réduite au minimum était un tiroir de bois, ouvert sans crainte des voleurs, la serveuse commençait à débarrasser des tables les pichets et les écuelles. Dans une soucoupe où j'ai voulu déposer mes sept euros soixante quinze, deux gros sous de cuivre brillaient aux cotés d'un louis, de trois sequins et deux écus. J'ai passé ma main devant mes yeux, à mes cotés les musiciens remballaient flûtiaux, guimbarde, vielle à roue, bombarde et tambourins. Le ménestrel le plus grand en chausses et braies s'est approché des lampions qui illuminaient les tréteaux afin de souffler les unes après les autres les chandelles de cire.
La nuit a envahi la petite salle, je me suis retourné, la rue commençait à s'illuminer d'un jour encore pâle, j'étais de nouveau seul. Au dessus de la porte entrebâillée de la taverne, une enseigne peinte à la main :
« Le Mélimélodie »
« Le coin du Dauphinoix »
Avec un x comme dans noix.
Le bruit de la ville a eu tôt fait de me rattraper, une mobylette a failli me rouler sur les pieds en pétaradant. Je suis rentré doucement en fredonnant, j'ai monté les cinq étages vers la mansarde qui était ma chambre d'étudiant, j'ai ouvert la petite fenêtre sur le Quai des Allobroges et , avant de dormir, voir l'Isère après le méandre qui contourne l'Île Verte, charrier alluvions grises, sédiments lourds, sables et branches arrachées aux montagnes.
Un mot enchanté de Jill-Bill
Pour le jeu de l'Arbre à Mots du Balisier de Couleurs