Ordentelle (suite).
Dans le grenier, j'ai un grand tiroir dans lequel je range mes souvenirs.
D'un coté j'y met les cartes de randonnée, de l'autre, entre de vieux journaux y sont alignés des feuilles séchées, des images anciennes, des marques-pages, un edelweiss, deux ou trois croquis, quelques vers d'une poésie jamais terminée, la partition d'un air oublié.
Ce soir je l'ai ouvert, j'avais a vérifier une petite chose, une altitude, un parcours. Sous mes mains à tâtons ; je n'y vois plus très bien même avec des lunettes, j'ai tourné les documents en les sentant entre les doigts, quand, une forte odeur de foin séché est venu m'emplir les narines.
Tous le monde sait que les fragrances sont vectrices de souvenirs parfois profondément enfouis dans la mémoire.
J'ai entendu de nouveau la petite voix fluette :
« Bonjour, je dors depuis si longtemps, merci pour la visite, je m'appelle Ordentelle, et vous ? »
Vous souvenez-vous ?
Pour vous, c'était hier, mais pour moi c'est une éternité.
Je n'ai pas sursauté ce jour-là, seul abandonné et pour cause par mes compagnons de randonnée.
J 'étais resté muet, je ne lui ai même pas dit mon nom de suite, je suis resté les bras ballants comme un grand benêt que j'étais.
« Ne sais-tu pas que la « Belle au Bois Dormant » est une marmotte ? » m'a t-elle murmuré un brin ironique et moqueuse.
« Euh ! », je remuais mes mains dans mes poches, j'ai compris que j'avais gardé mon chapeau.
« Excusez-moi, vous comprenez, je ne m'attendais pas... c'est logique au bois dormant... Euh !» Pauvre de moi, c'est bien les seuls mots que j'ai pu écorché en balbutiant.
« Moi, je vous attendais » dit-elle .
J'ai ôté mon feutre pour le tortiller des deux mains devant ma ceinture.
Sa petite voix était toujours aussi frêle et flûtée.
« Approchez-vous, j'ai quelque chose à vous montrer. »
Elle s'est avancée vers sa coiffeuse couverte d'or fin, étincelante de mille feux des diamants multicolores éparpillés sur le bois entre les peignes, les brosses,les parures, les boucles d'oreilles, les flacons de parfum et le miroir. Elle portait sobrement mais avec un port de reine, un bolero de dentelle sur une longue robe blanche. J'ai pu remarquer malgré mon émotion qu'elle n'était pas froissée par les années, que dis-je ? les siècles de sommeil.
Elle a tendu la patte pour aller chercher derrière la glace une cartonnette de vélin enveloppée dans un papier de soie. Elle me l'a tendue en disant :
« Ce portrait sera à toi si tu me promets de garder le silence sur ce que tu vas voir. »
J'ai promis, sans savoir ce qui m'attendais... et sans croiser les doigts derrière mon chapeau froissé...
... J'ai tenu ma promesse n'est-ce pas ? Ce qui s'est passé ensuite m'est de toute façon sorti de la mémoire, au dos de la peinture, quelques mots griffonnés aujourd'hui illisibles.
Je ne saurais dire le temps qui s'est écoulé depuis cet instant fatidique, un tournant dans ma vie.
Je me suis retrouvé assis dans l'herbe, il faisait encore jour, mais le soleil était passé derrière la montagne, un petit frisson me parcourait le corps, mon sac était à portée de main. Je n'ai jamais fait le sommet, il était temps de descendre, il allait faire noir, j'ai tourné la tête de tous les cotés mais je n'ai pas vu de vieille grange, ni de pilier de granit sculpté. Le sol était sec et l'herbe odorante, plus de tourbière ni de linaigrettes, j'avais faim.
Ce soir, je déplie la carte que mes amis m'ont enfin rendue, longtemps après, ils m'ont évité pendant plusieurs années.
Au lieu dit « l'Ordentelle », il n'y a pas de trace de maison, pas même le mot « Ruines » ni en abrégé, ni en toutes lettres : rien. Un peu plus haut en fins caractères on peut lire : Replat de la Marmotte.
Je suis là devant mon tiroir, j'ai dans les mains ce portait de marmotte, les traits sont toujours aussi fins, un petit ruban vert maintient une touffe de foin sec depuis plusieurs centaines d'années, le parfum ne s'est pas estompé non plus.
J'entends encore sa petite voix fluette :
« « Bonjour, je dors depuis si longtemps, merci pour la visite, je m'appelle Ordentelle, et vous ? »
Depuis, je ne raconte plus l'histoire de la Belle au Bois Dormant de la même façon.
Vous allez me demander :
« Es-tu retourné à « LOrdentelle » ?
Pourquoi y retournerai-je ?
La vallée est devenue inaccessible, le Lasseron s'est éboulé la nuit même de mon retour après un gros orage de grêle imprévu.
Cette suite imprévue a pris forme grâce à la peinture que Joëlle m'a offert de sa Galerie Joëlle Chen, allez y faire une visite.
Merci Joëlle pour Marmottine.