Tu es unique.
Un coup d’œil circulaire dans la yourte permet du premier regard de comprendre l'agencement du monde. Le plafond est une grand roue couverte des runes immémoriales de la Sylve.
Ce n'est pas un habitat à proprement parler, un genre de construction collective ayant pour fonction de rassembler et d'y tenir des réunions, d'y prendre des décisions importantes, d'y célébrer des cérémonies significatives. Mariages, rites magiques, initiations chamanique, évocations d'ancêtres, médecine traditionnelle semblent y avoir été tenus, imprégnant d'une aura de respect et de solennité, objets, meules et bibelots transmis de génération en génération ou de maîtres à disciples.
Six grosses poutres ornées de motifs que nos civilisations nomment « ethniques » soutiennent la grand roue qui coiffe comme un ciel astral le volume spacieux et accueillant.
Un zodiaque aux figures ignorées de la plupart des hommes venus à la recherche de Haïcourt se déploie sur les tentures de lourds brocards suspendues aux rayons du cercle céleste. Au centre , une clé de voûte de bois finement sculptée fait office d'axe, Ansuz, la rune de l'unité y est gravée ainsi que le chiffre 7.
Les hommes ne sont pas surpris de cette symbolique magique, depuis leur enfance, ils ont été bercés par les contes de leurs grands-mères, nombre de meubles et objets de décoration chez eux portent aussi les signes du « Dit » de la Sylve d’Émeraude. Les horoscopes que les diseuses prédisent en sont largement inspirés. Ils en connaissent parfois des bribes, des anciens sont les mémoires de l'histoire entière et chaque année au moment du solstice d'été et de celui d'hiver, au cours d'une longue veillée, ils racontent ce qui sauva la forêt.
Les enfants sont alors tous en rond les oreilles à l'écoute, les yeux écarquillés afin de ne pas perdre une miette de cette épopée. Ainsi, de fils en aiguilles , les uns et les autres apprennent et se souviennent. Ils savent que ce n'est pas une légende et en même temps le fait que des sources, des pierres, des forêts, des personnages aussi divers aient participé à ce qui pourrait semblé si insignifiant comme le sauvetage d'une forêt, d'une petite plante comme la parisette, d'un animalcule discret et au premier abord inutile les étonne et les emmène dans le monde du rêve, de la magie, des mythologies.
C'est pour cette raison qu'après avoir en silence regarder la voûte de la yourte, sur l'invitation de Yorik que certains ont même voulu serrer dans leurs bras (par amitié mais il faut reconnaître que bon nombre d'incrédules comme Thomas ont eu l'intention de vérifier que c'était bien vrai, ils ne rêvaient pas , Yorik en personne était là.), Donc, sur l'invitation joviale de Yorik, ils se sont avancés vers le grand plateau de bois posé sur des tréteaux où une copieuse collation les attendaient.
Ils n'avaient pas fait grand chose, ils étaient montés des différentes vallées vers cette épaule si peu parcourue l'hiver pour y découvrir la yourte et surtout avec effusion retrouver Haïcourt sain et sauf.
Sur tout le tour de la tente, des bas-flans étaient disposés, recouverts de tapis orientaux et de moelleux coussins brodés chacun d'un motif unique sur lequel ils reconnurent le signe de leur tribu, clan, caste, famille ou autre peu importe le nom qu'on donne à ces alliances du sang, des souvenirs et des projets.
Alors que tous se réchauffent en tenant entre leurs deux mains jointes un breuvage de leur choix, Yorik saute lestement sur la table afin d'être bien vu et surtout bien entendu.
«Je ne vous ferais pas un long discours. Les circonstances de cette nuit m'ont donné à penser que quelques générations après ce que beaucoup d'entre vous nomment le « Dit », la fin de l'histoire n'est pas encore connue de tous et le risque est grand de voir de nouveau la nature et cette forêt que vous aimé tant, menacée. Le danger n'est pas les tronçonneuses des bûcherons, ni les battues des chasseurs, quand c'est fait intelligemment avec raison et sans excès, chacun a sa place dans la Sylve, elle est généreuse quand les hommes dialoguent et s'entendent bien, que chacun assume sa responsabilité, tient son rang sans usurpation et calcul mesquin. Juste est le mot.»
Les têtes approuvèrent en silence car les mâchoires allaient bon train.
Haïcourt malgré sa fatigue s'est avancé afin de ne pas perdre une miette du récit de Yorik. C'est lui qui dans les années futures allait être le gardien de la dernière partie de l'histoire. Les sens en éveil, le visage éclairé par le soleil qui pointait déjà par l'unique fenêtre de la yourte, il s'assied sur ses talons dans l'antique posture, les mains à plat sur les genoux, le dos bien droit comme sa mère lui avait appris.
« Allez, raconte Yorik ! »
Devant autant de fraîcheur et de soif de savoir, Yorik commença à s'animer. Les gestes avaient d'ailleurs autant de valeur que les mots, ils étaient le support de la mémoire. Il avait ce don, même si une pensée abstraite pouvait être difficile à mimer, un mouvement de main, un clin d’œil, le froncement d'un sourcil, un pas de danse, un saut, l'imitation d' un animal appuyait le récit pour en faire une histoire unique comme celui qui en était le détendeur provisoire, passager du temps, brindille fragile dans le flots des vies et des tempêtes à venir.
« L'horloge est-elle toujours dans l'auberge ? » demanda Yorik.
« Oui, bien sûr, chaque semaine Othal la remonte. Il dit qu'il descend de l'Aubergiste bien que personne ne lui ait connu de fils ? La mère de Haïcourt ne manque jamais ce que le village nomme « Le temps du temps.» Dit le menuisier.
« Ma mère astique le cadran et le balancier de cuivre dès qu'une crotte de mouche s'y accroche. » Renchérit Toupinou dont les yeux en amande et les cheveux noirs rappellent à chacun les fleuves larges bordés de grands arbres amazoniens.
« C'est moi qui cire le coffre en début de mois. » Confie un grand gaillard roux, la chemise ouverte sur son torse large dévoilant le tatouage d'un loup, les oreilles dressées.
« J’essuie la vitre et dépoussière le mécanisme quand il y a besoin. » répond Zarhane avec une petite pointe d'accent berbère.
« On m'appelle de temps en temps pour donner un tour de vis quand elle avance ou recule, cela n' arrive pas souvent. » Lance un long personnage au teint pâle, les cheveux filasses, mais dont les yeux bleus sont une source claire, pétillants, limpides où un simple regard étanche le soif de celui qui y plonge, c'est Islandouk, le sourcier du village.
Yorik sourit : « Je vois que vous êtes tous là.»
Alors, pointant du doigt les tenons et mortaises au-dessus de son crâne il commença le récit.
« Martin Bruno a sculpté avec une précision d'horloger ces pièces de bois de la charpente de la yourte... »
42. Le « Dit » de la Sylve d’Émeraude. 5 . Tu es unique. IX . Revenus les rêves nus.