Un savon.
Quand on entre dans l'atelier de Martin Bruno, la première chose qui frappe votre esprit , c'est les senteurs. Plus fortes encore que les formes des pièces de bois, la patine des outils, le rythme lent et feutré des machines, les copeaux de bois qui jonchent le sol et l'établi exhalent leurs senteurs variées. Les machines fonctionnaient grâce à une petite chute d'eau en amont du village. Les différents niveaux alimentaient entre autre : un moulin à farine, une tannerie, une forge éteinte depuis la fuite des bûcherons, le pétrin du boulanger qui venait une fois par semaine depuis la fermeture de l'Auberge.
Le noyer est doux , il vient comme un bon vin en arrière gorge.
Le merisier fleuri enchante le voile du palais.
L'aubépine printanière fait chanter les papilles sur les bords de la langue.
Le chêne tannique, le châtaignier s’engouffrent en bouche sous le frein de la langue et part gouleyer dans le gosier.
Le frêne léger comme son bois dont on fait les échelles titille la pointe de la langue et fait dire des bêtises.
Le châtaignier malgré tout revient comme en automne l'été indien pour charmer le dessus de la langue et cela longuement.
Le buis acide effleure les gencives et fait grincer les dents.
Le tout s'engouffre, ouragan dans les fosses nasales pour monter au cerveau comme une sève de printemps.
Dans un angle, un évier de pierre s'évacue directement dehors, il sert principalement à se laver les mains, un récipient de terre cuite émaillée de bleu cobalt contient un savon parfumé à l'huile d'olive. Suave, son odeur est un liant qui passe inaperçu dans un premier temps mais qui se distingue au bout de quelques heures comme un lien de corde sur un faisceau d'éléments intangibles et fugaces.
Bruno est patient, il est resté seul au village avec son apprenti, encore un enfant. Il a vu depuis longtemps l'Or qu'il avait dans les mains lorsqu'au cours de ses sorties de pêche, le gamin taillait des cannes, en sculptait les pommeaux d'ours, de chiens, de renards, de hiboux. Il traînait souvent sur les marches du perron après avoir récupéré des chutes de bois afin de fabriquer des chariots, des maisonnettes, des petits personnages articulés.
Souvent, il ronronnait comme un chat, seul, se racontant des histoires en silence dans sa tête, en déplaçant le petit peuple sorti de son imaginaire. D'autres fois, plus pensif lorsque le soleil frappait la façade, il aiguisait un petit couteau sur la pierre d'angle et gravait en taille douce des oiseaux délicats, des fleurs grêles, des feuilles légères. Bruno en avait parlé à l'imprimeur afin de voir s'il était possible d'utiliser ces matrices afin d'en éditer des planches. L'enfant ne semblait pas s’intéresser aux techniques plus compliquées que son couteau de poche. Il avait grandi et de fil en aiguille Bruno l'avait pris comme apprenti. Ses doigts habiles n'ont pas eu de peine à tout apprendre du maniement des gouges, ciseaux à bois, varlopes, maillet de bois et rabots. Il dégauchissait, ajustait tenons et mortaises avec art et minutie. Méticuleux , Bruno pouvait déjà lui confier ce long travail de chandelles.
Inlandir avant de partir était venu le voir, quelques feuilles roulées sous son bras, il les avait étalées de ses mains noueuses sur l'établi essuyant d'un geste large les copeaux qui tombèrent au sol en une pluie silencieuse de plumes d'ange dorées. L'enfant était là en silence, son œil observateur attentif au moindre trait, le plus petit relief ne lui échappait pas. La commande , car c'en était une, était originale, il fallait réaliser 7 pièces de bois, de sept essences différentes qui devaient s'ajuster très précisément avec des emboîtements mâles et femelles. Bruno aurait aimé connaître la destination de cet ouvrage mais le silence d'Inlandir en réponse à ses questions était éloquent.
Sur la face courbe, 7 runes devaient être tracées en relief. Bruno comme tout les habitants de la Sylve connaissait les runes classiques utilisées dans l'expression vernaculaire du langage courant. Inlandir avait insisté pour que celles-ci soient en caractère Futhark. Une police ancienne, qui je crois n'a jamais été coulée en plomb par un typographe. Le « Violon d'Ingres » de Bruno était heureusement les langues anciennes, il possédait sur un rayon en hauteur une série d'ouvrages actuellement introuvables qui montraient l'évolution des runes.
Depuis les glyphes taillés dans la pierre aux temps anciens, passé la « Période Noire » où le Petit Peuple a bien failli perdre la connaissance de ce langage, les mages et les êtres de la Sylve au lieu de former une aristocratie de la connaissance, sont allés dans les villages afin d'y transmettre leur savoir.
Sur la base de l'écriture et principalement les runes que l'on nomme à « cinq lignes », les autres savoirs se sont répandus comme la médecine, la connaissance des simples, l'astronomie, les mathématiques, le jardinage élevé en science , la musique. Les sagas, les contes et les Dits jusqu'ici transmis par les grands parents, les Maîtres dans les pensionnats, commencèrent à être mis sur papier, les faits les plus significatifs ont été sculptés en bas-reliefs, déclinés en vitraux dans les entrées des maisons les plus cossues.
Cinq lignes, car leurs motifs utilisent la portée musicale.
Les angles, les runes Futhark sont en
angles, se forment sur une ligne. En voici un exemple au hasard ,la rune Dagaz le Feu qui est la rune complémentaire de Fehu la vertu signe d'Inlandir.
Il a été facile pour les chantres et les troubadours de noter leurs mélodies grâce aux runes, certains œuvres sont de vraies élaborations complexes de l'esprit elles racontent et se chantent au fil de la lecture. C'est ainsi que Razazel, l'elfe qui vient de temps en temps faire tendre son arc par Bruno psalmodie en permanence les longs et savants récits de son peuple oublié. La musique est cachée dans la lettre.
L'enfant muet était attentif, il a depuis beaucoup appris dans l'atelier de Bruno. Bruno l'emmène parfois en forêt pour lui apprendre les essences des arbres rares, loin du village il était connu aussi sous le nom de « Forestier », il lui était arrivé de se perdre dans la Sylve quand elle s'est refermée. Il lui semblait que seuls quelques sentiers lui étaient ouverts et souvent quand l'enfant marchait en tête, il tombait comme par magie sur le spécimen tant recherché. La commande d'Inlandir l'avait étonné. Le Maître de la Forêt n'entretenait que peu de rapports avec les hommes. Il n'a pas pu non plus avoir l'information sur le dessinateur qui avait tracé dans le style qu'on pourrait nommé « industriel » les cotes des 7 pièces de charpente dont déjà six avaient été livrées.
Livrées est un bien grand mot, à peine une des chandelles, ça ressemblait à des chandelles de ferme, était terminée, poncée, polie, un étrange personnage caché sous un capuchon venait en prendre possession. Le mot de passe donné par Inlandir était l'association des runes complémentaires connue des seuls initiés.
Ainsi Laguz/Jeran désignait le groupe d'Islandine, Pertho/Wunjo celui de Manos.
Fehu/Dagaz incarnaient Inlandir, Sowilo/Raido couraient (il faut autant d'R pour courir que pour mourir, mais deux pour nourrir) les routes sur la roulotte du Gitan, Hagalaz/Mannaz collaient aux semelles de Yorik, Othalaz/Gebo lui étaient déjà dévoilées c'étaient celles de son groupe , tout en contradiction comme les hommes : la propriété et le don.
Dans l'étau sous le maillet du garçon la dernière pièce était en cours de réalisation. Tel un arbre, un résineux, elle signifiait l'Unité, son complément Ingwaz était le Tout. Il n'en avait parlé à personne, mais le document donné par Inlandir avec les motifs et les cotes des 7 pièces de bois était désormais introuvable dans son atelier pourtant toujours en ordre. Il a pensé une fois qu'il avait été mis au feu un soir sombre ou la fatigue avait pris le pas lorsque le jour finissant il avait voulu allumer une flambée. L'enfant s'en était chargé, mais il n'avait jamais osé abordé le sujet avec lui, peu enclin à porter une accusation sans preuve. La suite des événement lui dira qu'il avait eu raison de ne pas monter en épingle ce fait divers , car après chaque venue de l'inconnu, le matin, son apprenti avait dessiné de mémoire la pièce future.
Souvent un livre était ouvert dans sa chambre à l'étage car depuis qu'il était son élève, il dormait dans l'atelier. Les questions de Bruno sur sa famille , ses parents restaient sans réponse, quelques signes vagues que Bruno n'a pu interprèter. A la fin de chaque ouvrage, il fallait vérifier la bonne taille des tenons, ils disposaient à cet effet d'une matrice de bois neutre du pin cembro que certains luthiers utilisaient pour l'âme des violons rouges. Souvent, malgré la précision de leur travail il fallait faire un essai dans la matrice, la dernière pièce semblait plus difficile, après plusieurs reprises, c'est l'enfant qui a eu l'idée de la frotter avec un peu de savon pour la faire pénétrer en douceur dans la pièce femelle.
Comme on fait d'un vieux tiroir qui a du mal à s'ouvrir.
35. le « Dit » de la Sylve d’Émeraude.3. Un savon. VIII. La Croisée des chemins.