Horizons.
La route est parfois droite, aussi rectiligne qu'un trait de géomètre. Je connais les chemins de traverse, les raccourcis pour les avoir pris souvent, les avoir préférés aux chemins tout tracés, parcelles au cordeau, alignements de théodolithes, visées laser.
Tout au bout, cachée par la brume du soir , la chaîne du Vercors barre l'horizon. Je pourrais la dessiner à main levée, citer ses sommets du nord au sud. Dire ce que l'on ne voit pas, faire entrevoir l'invisible, un mot dans un murmure, un silence.
L'Echaillon, la Dent du Loup, La Buffe, la Sure, le Bec de l'Orient, le Moucherotte, le Grand Cheval, le Pic Saint-Michel, le Roc Cornafion, les Arêtes du Gerbier, les Deux Sœurs : Sophie la petite au nord et la grande sœur Agathe au sud , la Grande Moucherolle, le Petite Moucherolle, la Roche du Coin, la Tête des Chaudières, les Rochers de la Balme, le Rocher du Pleynet et ceux de la Peyrouse, Ranc Traversier, Sommet de Malaval, Rocher de Ségure, Roche Rousse, Sommet de Pierre Blanche et le Grand Veymont. Ensuite le Vercors tourne vers l'Ouest laissant apercevoir sa pointe sud d'Archiane, Glandasse et Pié Ferré après Roc Mazillier et la Tête de la Graille entre les Rochers du Plautret et la Tête du Faisan. Les sommets moins hauts au sud de Presles ferment le cercle par les Buts Sapiau et de Nève qui encadrent le Col du Rousset. Le plateau reprend ses droits vers Vassieux et le But Saint Genix pour remonter vers les étendues sauvages du Puy de la Gagère, survoler Font d'Hurle avant de franchir l'Infernet pour les pâturages de la Tête de la Dame et après Ambel gravir le Roc de Toulau. La façade ouest moins défensive remonte depuis Pierre Chauve jusqu'au très bucolique Pré de Cinq-Sous avec enfouis dans les mémoires de la pierre du Château de Rochechinard les amours de Zizim.
C'est ma géographie visuelle de tous les jours et bien au-delà des nuages j'ai souvenir des traces, des pistes en ski, des nombreux coups de pédales en VTT, des bivouacs, des nuits dans la paille de la Grande Cabane, de celles surpeuplées à la Jasse du Play où malgré tout, les loirs étaient venus manger les victuailles pendant la nuit, déchirant les sacs avec leur discrétion habituelle. La nuit glaciale un 2 janvier dans la Cabane de la Carrette suite à une erreur de choix, neige profonde, lenteur, jour des plus courts, nuit sans sommeil a se frotter mutuellement ne pouvant réchauffer que quelques pierres dans le feu mouillé qui enfumait le plafond, cheminée bouchée par la neige, congère devant la porte, proches de l'hypothermie, leçon, expérience, ni oubli, ni regret. Le saucisson et la tomme sèche partagée à Darbounouse raquettes aux pieds, le crissement des semelles des skis dans la descente sur la ruine d'Herbouilly, la nuit à la source des Serrons à remplir une bouteille d'eau pour le café du matin où un planaire avait échoué.Laissons seul le renard des Chaumailloux pour suivre les empreintes du loup dans la neige au Pas de la Chèvre, les blanchots peuvent dormir sur leurs deux longues oreilles. Le sac lourd pour un raid de 3 jours ou les mains dans les poches lors d'une sortie herborisante vers La Coche et les tulipes sauvages. Le long dérapage solitaire pour descendre le Canyon des Erges alors que les étoiles filantes zébraient un ciel de février.
C'est ma géographie mentale, elle est devant ma fenêtre, au bout de ce long ruban de bitume, dans mes rêves et mes moments d'évasion. Horizons cachés des non-dits, de tous les désirs secrets, horizon proche que je peux atteindre le bras tendu et sans intérêt. Je sais que du sommet du Grand Veymont, je peux voir le Mont-Aiguille, les Écrins, l'Obiou, je peux voir la corde tendue sur le rappel du Pin dans les Tubulaires, le piolet planté sur le Dôme de Neige des Écrins, la première Edelweiss au dessus de la Dent de Die, sentir le parfum des lavandes de montagne, entendre s'ouvrir une bogue de châtaigne plus loin vers l'Ouest sur les pentes du Mezenc, grappiller du muscat plein de soleil au pied de la Sainte-Victoire, vibrer les cigales dans les calanques.
Ma géographie intérieure se voudrait plus simple et moins accidentée, loin des Gorges de la Bourne où le soleil d'hiver ne pénètre jamais, peut-être encore dans la Double Brèche où la traversée du Rasoir et du Couteau nous avait ralentis au risque de voir tourner l'hélicoptère et les gyrophares. Une géographie intérieure plus linéaire, comme un trait noir sur une toile de Miró à Barcelone.
Épurer, élaguer, ne jamais gommer, maîtriser le trait et l'outil à main levée, se passer de la couleur, du noir au blanc pour une transparence de ciel d'hiver. Horizons d'une vie « sans projet et sans habitude », mais les paroles des chansons d'aujourd'hui ne disent plus cela, elles parlent rarement de Liberté, les métèques et les juifs errants sont reconduits aux frontières, "celle que l'on matraque, que l'on traque, qu'on trahit, qu'on abandonne, j'ai toujours envie de la suivre jusqu'au bout, jusqu'au bout."
Au bout de la phrase , la coda est hors de portée, disque rayé et ratures proscrites, découvrir la dernière ligne droite, le dernier horizon : « tirer un trait » et pour être encore plus minimaliste sur une page blanche, mettre un point... un seul, final .
PF