La science perdue de Tante Mélanie : Poésieblogologie.
Je l'avais oubliée, faute de l'avoir connue. Elle avait pourtant laissé ses petites lunettes d'écaille à la Gandhi sur l'étagère. Passant pour érudite, Tante Mélanie n'avait pas inscrit de trace dans la famille. Sans enfant, sa vieillesse discrète s'est terminée dans la petite chambre bleue qu'ensuite j'ai occupé adolescent.
Même lit dont les ananas aux quatre coins étaient pratiques pour y accrocher ses habits le soir, son pyjama le matin. Un chapeau de paille l'été, un bonnet de laine chaude tricotée avec un pompon l'hiver. La table de nuit au dessus de marbre rouge est encore là, la partie basse garnie de fer blanc recevait en son temps un pot de chambre émaillé blanc au liseré noir. Les commodités des années 50 en ont supprimé les inconvénients. Le grand miroir au cadre rococo est piqué, le plâtre des moulures s'effrite.
Le petit bureau aux 30 tiroirs a été prêté et jamais rendu, peu m'importe s'il est utile à un élève appliqué. J'y avais caché dans un double-fond un secret d'enfant et je ne sais s'il a été découvert ? Le quadrillage du papier avait été utile pour y dessiner la carte de la vieille maison sur le coteau, ainsi que le plan du domaine, la disposition des pièces. C'est sans importance aujourd'hui, de retour sur les lieux, je connais par cœur le chemin. Le code sans doute indéchiffrable sans sa clé ne saurait mené un inconnu à la petite bibliothèque vitrée du deuxième étage où le seul héritage de Tante Mélanie était à disposition de la famille. Surtout les étés où tout le monde venaient y passer quelques jours avant les grandes migrations balnéaires. Nos cartables encore pleins de cahiers qui sans doute ne s'ouvriraient plus. Nos trousses sentaient encore l'encre, la gomme, le buvard et le crayon à papier.
En montant les escaliers, je me suis demandé si j'allais retrouver le prie-dieu derrière la porte. Non que j'ai l'intention d'y réciter ni Pater ni Ave, mais ses pieds courts en faisaient un siège idéal pour venir écouter les histoires que nous racontait ma grand-mère. Sans beaucoup d’imagination elle avait pourtant gardé un goût pour la poésie que sa sœur disparue avait cultivé avec art.
Elle se levait doucement, les plus petits étaient assis sur le tapis, d'autres au bord du lit si haut que leurs jambes en short, genoux écorchés ne touchaient pas le sol. Je me réservais le prie-dieu, les coudes sur les genoux. La bibliothèque était ouverte, d'anciens volumes étaient rangés sur des étagères fragiles. Les titres sur les tranches de cuir étaient illisibles, les ors des reliures passés. Grand-mère prenait un petit ouvrage dont j'ignore comment Kerfon le Celte a bien pu dénicher le titre.
Rébarbatif à souhait, aucun de nous n'aurait eu l'idée d'ouvrir ce pensum semblable à tous les autres in-octavo du rayon, seul le petit ruban rouge dépassant de la tranche le distinguait de ses congénères muets depuis des siècles de n'avoir jamais été ouverts.
« Poésieglo-bologie » le titre trop long pour les deux centimètres de cuir était coupé d'un tiret, nulle mention d'un nom d'auteur. A la fin de l'ouvrage, pas d'ISBN, ni de date de dépôt légal. Je ne pense pas avoir tenu dans mes mains cet ouvrage plus de trois fois. Grand-mère avait sans doute peur que nous l’abîmions de nos doigts sales de gosses de la campagne. Derrière une feuille de papier calque, un visage maigre semblait illuminé de l’intérieur. Ses yeux étaient grossis par des petites lunettes d'écaille rondes, un sourire discret dessinait d'élégantes fossettes à l'angle de ses lèvres fines : Tante Mélanie.
Elle avait été bibliothécaire aux Hospices Civils de Lyon. Sa carrière d'aide-soignante l'avait usée trop tôt, sa culture autodidacte l'avait fait remarquée de ses supérieurs qui lui avaient confié ce poste afin d'y terminer sa carrière, ménager son dos et ses mains déformées par la polyarthrite.
Son souci avait été d'archiver et de classer les ouvrages anciens de médecine de cette illustre maison . Des praticiens historiques de renom tels que Rabelais, Ambroise Paré y avaient exercés, des thèses s'étaient accumulées, des planches d'anatomie, des compte-rendus opératoires. Dans l'ouvrage que grand-mère nous lisait parfois, une photo jaunie montrait Tante Mélanie debout sur un escabeau, un livre à la main . Les étagères bien rangées portaient chacune une étiquette calligraphiée de sa main.
Rhumatologie, pneumologie, cardiologie, parasitologie, phlébologie, poésieblogologie, neurologie, cancérologie, histologie, bactériologie, néphrologie, diabétologie, endocrinologie....
Sur le mur du fond on voyait vaguement une grande planche sur laquelle un Arbre à Mots était dessiné qui reprenait les différentes branches des activités de ce que les Lyonnais appelaient l'Hôtel-Dieu depuis le moyen-age. On aurait dit un Balisier de Couleurs dressé comme un arbre généalogique.
Un globe de verre posé sur une cheminée semblait mettre à l'abri des mains afin d'en magnifier la vue, deux petits amours enlacés , baroques, répondant comme des automates de Vaucanson aux noms de : « Poésie » et « Logis », une gravure sur le socle précisait le nom de l’œuvre : « Poésie globe au logis » et son auteur : Kerfon le Celte, tirage limité à 100 œuvres numérotées. Une tirette discrète permettait aux curieux d'activer un mécanisme secret. Les angelots lançaient un trait d'argent en agitant de petites ailes fragiles. On aurait dit qu'un coucou suisse allait sortir pour midi !
Une des étagères ne supportait qu'un seul ouvrage, on pouvait y lire clairement le nom d'une science inconnue :« Poésieblogologie ». Je le tiens en ce moment dans mes mains. Rien n'a changé, j'ai chaussé les petites lunettes d'écaille, elles sont désormais à ma vue. Quelques pages blanches précèdent le calque et la photographie, puis, le titre en Garamond de corps 18 laisse la place à une dédicace : « à mes poètes tant aimés : Baudelaire, Ronsard, François Villon, Arthur Rimbaud ,Stéphane Mallarmé, Guillaume Apollinaire. »
Je me suis assis sur le prie-dieu, mes genoux touchaient mon menton, j'ai pris entre mes doigts le signet de ruban rouge, la page 27 a poursuivi les mots que grand-mère n'avait pas eu le temps de nous lire. La vieille maison est restée close, cousins et cousines , frères et sœurs se sont dispersés comme les graines d'une fleur de pissenlit sur un antique dictionnaire.
« Où est mon amoureux ?
Cerises accrochées à l 'oreille
Soleil de juin dans les yeux
Le chat grimpe à l’échelle.
Rien ne sera plus pareil
Quand tu les auras goûtées
Ta bouche devenue vermeille,
...........................envoûtée. »
Les petites lunettes d'écaille se sont embuées, j'ai doucement refermé la vitrine.
La poussière du temps ne flétrira pas les souvenirs.